jeudi 13 décembre 2018

Le Paradis des enfants perdus

A Saint-Malo, on trouve de drôles de types qui passent leur vie en communauté. Ceux qui n'ont pas rencontré l'âme soeur, ceux qui errent sur les réseaux de rencontre sans l'ombre d'un rendez-vous, ceux qui sont loin de leur famille, ceux qui n'ont pas trouvé de job "en métropole" et débarquent dans le coin sans histoire ni passé en lien avec ces terres. Ils se regroupent, comme une petite famille, une bande potes qui se substitue aux frangins et frangines, aux papa et maman, aux amis de l'enfance. Saint-Malo, ce caillou où échouent les âmes seules, les enfants perdus et différents loubards. Les week ends sont de longs interludes entre des semaines de boulot où chacun a trouvé sa place au sein d'une équipe, d'une entreprise... Ils se déroulent en principe de la façon suivante: after work qui dégénère souvent et s'étale sur la soirée entière. Après la fermeture du bar, on va étancher sa soif au Riff Magnétique, le bar des after, le seul qui reste ouvert après 1 heure du matin. Il fait la transition entre les bars bien comme il faut et le fameux 109, boîte qui accueille les rebus de la nuit, les gens qui veulent continuer la fête, ceux qui souhaitent se la coller, ceux et celles qui veulent danser, profiter de la night, pour ce qu'elle peut offrir... Après le dernières fermetures, on erre dans le froid humide de la ville, qui resserre son étau glacé sur les manteaux de laine, les chemises trempées du soir et les visages pâles cernés et fatigués. Puis on se retrouve chez l'un ou chez l'autre, car la soirée ne peut décidément pas se terminer déjà, pas quand on est encore ensemble. Alors on chante et on picole dans un appart mal chauffé dont les fenêtres laissées ouvertes laissent échapper les fumées des cigarettes bon marché, des joints mal roulés et les vapeurs imbibées des refaiseurs de monde. Des pâtes à 4h du matin, car on a le ventre vide depuis un sacré bail. Un dernier verre, on ne sait plus trop ce qu'on boit. Puis le trou noir, on s'est endormi pèle mêle sur un canapé, un fauteuil ou un coin de matelas. On se réveille dans le noir au milieu des pieds qui dépassent des manteaux transformés en couvertures de fortune, entre les cendriers pleins et les bouteilles vides. On se rendort un peu étonné et légèrement frigorifié. La lumière du jour caresse les visages et on se lève avec un bon mal de crâne. Un café, et on est sur le départ. On rentre chez soi pour prendre une douche, se brosser les dents qui patientent depuis la veille, se laver de la soirée qui a laissé sur nos vêtements et nos esprits l'odeur du tabac et de la défaite. On se rend vite compte qu'on ne peut plus se passer les uns des autres car le groupe donne une substance à ce vide qui habite nos temps libres, on se pose moins de questions, peut-être. Alors c'est parti pour le déjeuner, on se retrouve, en attendant le soir... à nouveau.

dimanche 16 septembre 2018

I am not lonely... when surrounded by beauty.





Les Innocentes

La sourde douleur des femmes, ou La négation des évènements de guerre liés au sort des femmes. 

Fausta,  la teta asustada, the  Milk of sorrow, Claudia Llosa

Il est étonnant de constater que la question du viol n'est jamais abordée ni même soulevée dans la narration des évènements historiques tragiques qui ont secoué l'Europe ce dernier siècle. Si on évoque de nos jours par moments les viols de masse perpétrés par des armées ou groupes armés en Afrique, comme s'ils étaient l'apanage de ce seul continent, et comme si nous autres faisions les choses plus proprement (ce qui, au passage, en dit toujours aussi long sur notre vision de nous-mêmes et celle que nous entretenons des autres), on ne parle néanmoins jamais du passé pour le moins douteux de nos chers pays européens et au-delà au regard de ce phénomène mortifère... Alors que le viol a été plus que largement perpétré dans nos contrées, et ce, en toute impunité morale, tout comme au regard de la loi et de la mémoire. Certains films de femmes rendent à présent un semblant de visibilité à ces évènements tragiques qui, entérinés, dissous et digérés jusqu'à écoeurement dans le corps des femmes, continuent de hanter le coeur leurs enfants. Il serait temps de s'armer de courage pour regarder le passé en face, afin de se libérer du joug d'un fléau inaudible, et de dire adieu aux fantômes de l'ignominie.



Les innocentes, Anne Fontaine

Charulata

Connaissez-vous Charulata, le chef-oeuvre de Satyajit Ray, ce cinéaste Bengali de génie? D'après le nom moins célèbre et émouvant roman éponyme de Rabrindanath Tagore, ce film poignant trace le portrait sensible et délicat de Charulata, une jeune femme mariée qui s'éprend du jeune cousin de son époux. Une femme enfermée victime de sa condition, dont l'ennui et le vide étouffent en elle l'énergie vitale qui bouillonne. Une femme qui, condamnée à l'oisiveté, se réfugie dans la lecture et l'écriture pour échapper à son nid clôt et douillet. Munie de jumelles qu'elle ne quitte que rarement, elle observe à distance le monde libre de la rue, à travers des persiennes qui sont comme les découpages d'un réel auquel elle n'a accès que de loin. Tournant en rond dans son palais, comme l'oiseau en cage qu'elle contemple à travers les barreaux de sa fenêtre comme un miroir d'elle-même, elle glisse irrémédiablement vers une passion qui l'éveille enfin à la vie. Laissée à elle-même au jardin, patio scellé et merveilleux, Charu se laisse aller à une rêverie qui n'a de limites que la réalité. Sur sa balançoire, symbole de l'oscillation permanente entre rêve et réalité, elle berce en cadence ses songes et sa langueur. La nacelle en effet, comme un appel d'air vers des cieux qui renferment les secret de la liberté et de l'amour, l'élève au niveau des possibles. Puis, dans un plongeon vers le monde des hommes et des interdits, l'entraîne dans sa chute. Dans cette valse infinie entre vide et vie, Charu sort d'une léthargie existentielle où confiné, son être transpire... et expire. Charulata, c'est l'histoire tragique d'une femme qui découvre l'amour et la vie en même temps qu'elle les perd et doit y renoncer pour toujours. 





lundi 9 avril 2018

"De l'éducation des femmes"

Choderlos de Laclos

"De l'éducation des femmes" : extraits

Venez apprendre comment, nées compagnes de l’homme, vous êtes devenues son esclave; comment, tombées dans cet état abject, vous êtes parvenues à vous y plaire, à le regarder comme votre état naturel; comment enfin, dégradées de plus en plus par votre longue habitude de l’esclavage, vous en avez préféré les vices avilissants, mais commodes, aux vertus plus pénibles d’un être libre et respectable. (…)Ne vous laissez plus abuser par de trompeuses promesses, n’attendez point les secours des hommes auteurs de vos maux: ils n’ont ni la volonté, ni la puissance de les finir, et comment pourraient-ils vouloir former des femmes devant lesquelles ils seraient forcés de rougir; apprenez qu’on ne sort de l’esclavage que par une grande révolution. Cette révolution est-elle possible? C’est à vous seules à le dire puisqu’elle dépend de votre courage en elle vraisemblable.Toute convention, faite entre deux sujets inégaux en force, ne produit, ne peut produire qu’un tyran et un esclave, il suit encore de là que dans l’union sociale des deux sexes, les femmes généralement plus faibles ont dû être généralement opprimées; ici les faits viennent à l’appui des raisonnements. Parcourez l’univers connu, vous trouverez l’homme fort et tyran, la femme faible et esclave (…)Quand on parcourt l’histoire des différents peuples et qu’on examine les lois et les usages promulgués et établis à l’égard des femmes, on est tenté de croire qu’elles n’ont que cédé, et non pas consenti au contrat social, qu’elles ont été primitivement subjuguées, et que l’homme a sur elle un droit de conquête dont il use rigoureusement. (…) ils sentirent bientôt le besoin qu’ils avaient des femmes; ils s’occupèrent donc à les contraindre, ou à les persuader, de s’unir à eux. Soit force, soit persuasion, la première qui céda, forgea les chaînes de tout son sexe. (…); les hommes étendirent bientôt jusqu’à elles cette même idée de propriété qui venait de les séduire et de les rassembler; de cela seul qu’elles étaient à leur convenance et qu’ils avaient pu s’en saisir, ils en conclurent qu’elles leur appartenaient: telle fut en général l’origine du droit. Les femmes manquant de forces ne purent défendre et conserver leur existence civile; compagnes de nom, elles devinrent bientôt esclaves de fait, et esclaves malheureuses; leur sort ne dut guère être meilleur que celui des noirs de nos colonies. L’oppression et le mépris furent donc, et durent être généralement, le partage des femmes dans les sociétés naissantes.Elles sentirent enfin que, puisqu’elles étaient plus faibles, leur unique ressource était de séduire; elles connurent que si elles étaient dépendantes de ces hommes par la force, ils pouvaient le devenir à elle par le plaisir. Plus malheureuses que les hommes, elles durent penser et réfléchir plutôt qu’eux. 

mercredi 7 mars 2018

Premières lueurs d'été



Pas le temps...



Ce soir, je reçois les appels successifs de copines parisiennes que j'ai cherché à joindre ce we. Elles m'appellent à la sortie du boulot, seul instant où, entre les horaires fixes du travail, les verres le soir avec les copines ou les spectacles, ciné et restos, elles ont un moment à elles seules. La communication est difficile, des bruits incessants viennent parasiter nos échanges, des sonneries de portes, des chanteurs à la sauvette dans les wagons... On n'a à peine échangé quelques infos sur nos vies, entre deux stations, qu'on perd le réseau... On se rappelle, le temps de retrouver le fil, de dire que ç'a coupé ect... ça recoupe. Finalement un texto "jte rappelle qd jsors du métro", ce qui nous fait gagner le temps du trajet entre la station et le prochain rdv. Du coup impossible de commencer par le début, de finir par la fin, de raconter les péripéties dans l'ordre. On est dans l'instantané, l'émotion immédiate, comment on se sent au moment x. On est dans l'urgence de dire, et on n'a pas le temps pour les chronologies. Finalement on raccroche prestement devant le prochain rdv, en se disant qu'on va se rappeler plus tard. Et on se rappelle en effet bientôt, encore un peu vite, au rythme fou de la vie intempestive qui court dans les villes plus vite que le temps. Et la machine redémarre, on a des news sans en avoir, on a bien entendu le son de la voix, on a l'impression de garder le lien. Mais le temps imparti ne nous laisse pas l'occasion de sonder l'ami en profondeur, ni d'avoir une vision d'ensemble afin de savoir ce qu'il pense vraiment, comment il va vraiment. On est dans le factuel, l'émotionnel, le sensationnel. On ne parle pas d'essentiel.
Ces nouvelles à la volée me donnent toujours un goût de pas fini. On anticipe la probable interruption alors on livre tout et vite, et mal, car chaque seconde compte et on n'a pas le temps, pas le temps d'avoir le temps, comme dirait l'autre... Alors, de ces vies racontées par bribes, on ne peut avoir qu'une vision incohérente, c'est comme un zapping. On surfe entre sa messagerie gmail, hotmail, Outlook, Facebook, whatsap, skype ect. On se donne tous les moyens de communiquer en chargeant mille appli, mais il nous manque une chose précieuse et essentielle que l'on refuse de se donner... le temps!

Rien à f... ou la difficulté de ne rien faire



Aujourd'hui, je descends en pause et comme d'habitude je ne sais où me mettre ni quoi faire de mes mains, de mon attention, de mon regard. En effet, je ne fume pas, je n'ai pas de cigarette à griller pour avoir l'air occupé, pas non plus des masses de choses à regarder sur mon téléphone car je n'ai pas un milliard d'amis qui me contactent sur leurs heures de boulot, et je ne bois pas de café... Comment justifier ma pause? Comment expliquer que si je prends une pause, ce n'est pas pour "faire", mais justement pour cesser de "faire" un instant? J'aimerais juste me tenir là à rêvasser, mais je me sens l'air d'une originale et ne parviens pas à assumer cette image, surtout au sein de mon entreprise. Alors j'élabore un stratagème, une astuce un peu pathétique. Je descends systématiquement avec mon mug, que je remplis d'eau tout simplement, pour en prendre une gorgée de temps en temps, pour ne pas être là les bras ballants, pour me donner une certaine contenance, l'air de savoir ce que je fais.
Dans notre monde sur-occupé, où chaque seconde doit être rentabilisée, où le cerveau humain est sollicité jusqu'à épuisement par mille appli, réseaux sociaux (ou anti-sociaux), par nos impératifs de productivité et de rendement, difficile d'avoir l'air inactif et totalement improductif! Cet inconfort dans l'inaction n'est-il pas le syndrome d'une société malade de sur-action, dans laquelle ne rien faire est un crime, un manque à gagner pour la planosphère, une hérésie qui mérite d'être pointée du doigt et punie sévèrement par l'opinion publique? Il est à ce titre amusant de constater que l'inaction était à l'époque le privilège des puissants et des riches, qui se languissaient en effet toute la journée, alors qu'aujourd'hui ces mêmes riches de sociétés occidentales s'assomment et s'abrutissent d'informations vaines et d'actions stériles, et gâtent leur temps plutôt que de le perdre avec calme et humilité.
Je revendique le droit à l'inaction, à l'improductivité et à la rêvasserie, qui peuvent nous emporter plus loin qu'on ne nous le laisse croire. Car le rêve et l'attente sont des espaces de liberté, les derniers bastions de l'humanité, un endroit où peut s'exprimer le luxe de la pensée.


samedi 10 février 2018

Ces bars étranges d'étrangers

J'aimerais parler de ces bars pour étrangers ou l'on se retrouve entre étrangers... lorsque qu'on est à l'étranger! J'ai pu en faire l'expérience à New Delhi, Shanghai ou encore à Cuba lors de voyages professionnels ou personnels. Ces bars vendent une certaine idée de l'occidentalité ainsi qu'une certaine approche de la modernité. Ces bars impersonnels destinés à toutes les nationalités s'adressent à une clientèle faite d'expat' ou de gens de passage, dont les moyens financiers et l'appartenance culturelle les distinguent des locaux, ainsi qu'un certain nombre d'expectatives en terme de divertissement. Tous les éléments de la vie nocturne "moderne" et occidentale sont réunis au même endroit: alcool, avec un bar généreux en cocktails populaires à base d'acools exotiques (les habituels daiquiri, mojito et j'en passe), fond de musique très fort (de préférence rock ou lounge électro) ou l'on s'entend déblatérer dans un Anglais international approximatif ou "fluent", c'est selon. Une déco indéfinissable plante un décors qui là aussi réunit tous les codes qu'on estime aptes à séduire cette clientèle privilégiée: lumières tamisées, fauteuils voire canapés en cuir massifs et confortables, palmiers ou végétation quelconque, objets design un peu nouvelle vague mais peu trop s'en faut, affiches rétro, un brin d'humour sur la porte des toilettes, grâce à des pictogrammes ou l'on sent l'influence graphique pinterest. Une estrade pour les concerts, et une simili piste pour les éventuels danseurs. L'ensemble flou et indéfinissable se veut design et confort, dernier cri et cosy. Une carte complètement hétéroclite propose des mets à même de satisfaire ces clients de haute caste, allant du burger au tartare, de la soupe Thai au burrito, mais rarement de la cuisine locale, dont le client souhaite visiblement s'affranchir.
La rencontre des besoins occidentaux et la conception orientale de ces besoins mêlée à leur approche du luxe. Ces bars qui s'adressent à tout le monde, c'est à dire à personne.