dimanche 27 novembre 2016

Marc-Aurèle's so dam'right!

Vendredi soir, mon amie Gaele, de retour à Rennes depuis peu, m'invite à découvrir la ville à l'occasion du concert d'un groupe qu'on adore toutes deux (A-wa, toooop en passant, sujet d'un futur artcile). Emerveillée par le marché de Noel, les petites rues pavées, l'ambiance gaie et festive qui règne dans le bourg, les petites maisons boisées et les resto "exotiques" et sympathiques, je me surprends à m'imaginer vivre ici, me replonger dans une vie jeune et trépidante, pleine de sorties et de rencontres, bref, renouer avec ma jeunesse (eh oui à Saint-Malo la vie est d'une paisibilité... désarmante... bien qu'allègrement reposante!). Je viens en outre de passer quelques jours à Amsterdam, ville dynamique mais paisible, qui respire la vie saine, " l' écolo attitude" de même que la Hipster branchitude. Cette ville qui, centre culturel et commercial, n'en reste pas moins une petite ville "provinciale", avec tout ce que ça implique en terme de proximité géographique, et qui allie deux modes de vie: la tranquillité d'une vie à vélo au bord des canaux (bon évidemment eux ne trouvent pas le vélo si tranquille car ils foncent comme sur des bolides, et hurlent sur les touristes indolents et insupportables qui traînent lascivement sur les pistes et partout ailleurs, dans leur jargon non moins supportable, je parle du Deutch biensûr), et l'excitation d'une vie riche culturellement, foisonnante de magasins, d'animation et d'activités diverses.

Tout cela a à peine le temps de mijoter dans mon cerveau et d'arriver laborieusement jusqu'à mon cortex, lorsqu'un appel vient interrompre cette courte et douce rêverie. C'est justement ma propriétaire (celle de mon meeerveilleux 2 pièces en plein centre historique de Saint-Malo) qui a le regret (enfin pas tout à fait le regret au son de sa voix) de m'annoncer qu'elle me donne gracieusement son congé, et que je dois quitter mon nid douillet tout mignon que j'adore et auquel je suis addict, d'ici 3 mois (pile à la piiiire période pour trouver un appart à Saint-Malo, car tout passe en location saisonnière, qui plus est intramuros, qui plus est meublé)!! A noter qu'elle me propose gracieusement de me montrer les travaux une fois la réunification opérée (elle veut en effet casser le mur entre mon appart et le sien mitoyen afin de tout refaire). A noter que je me garderai bien de cautionner ce massacre sans nom, ainsi que de jouer les Lord Mountbatten des travaux finis (on sait ce que ça a donné aux Indes dixit Dominique Lapierre dans son opus Cette Nuit la Liberté, lol, blague de très mauvais goût je sais, mais on fait avec ce qu'on a).
Un grand "BREEF"! On peut sans doute y voir un signe, le signe que c'est à Rennes et avec la vie trépidante de future trentenaire épanouie, dynamique et super sociable qu'il me serait possible et enviable de renouer, certes... Cet élément sera sans doute le fruit de futures mais proches élucubrations personnelles dont je me garderai bien de vous faire partager le fruit pour votre propre bien (en admettant que la suite de cet article vous soit plus supportable que les dilemmes liés à mon futur lieu d'habitat breton).

En tous cas, il y a longtemps que je craignais l'éventualité de devoir abandonner mon refuge malouin, parfait à tous points de vue, crainte si forte que j'avais soigneusement évité de considérer cette éventualité comme une possibilité. Et un petit moi intérieur me prévenait qu'il fallait faire attention à ne pas faire reposer mon équilibre sur des données aussi matérielles qui peuvent disparaître à tout moment, mais à trouver et forger en moi une sérénité et une force à mêmes de m'aider à franchir les étapes et péripéties de la vie, tout en gardant ce que Marc-Aurèle appelle son "principe directeur", ce que j'envisage sous un angle comme: le calme dans la tempête, l'arbre qui ploie mais tient bon car ses super racines sont si ancrées dans le sol qu'elles l'aident à rester debout et fidèle à lui-même par tous les temps (et Dieu sait que ça souffle sur la côte)! Pour en finir avec ce laborieux premier article, et pour en venir à ce qui motivait (at first :/) ma prise de plume (on dit clavier maintenant?), je m'empresse à présent de partager avec vous ce grand enseignement du dit empereur philosophe (eh oui c'est possible de faire les 2 à la fois), sur laquelle je suis tombée ce matin même à la laverie, entre la machine à laver et le sèche linge (et un gros lourd qui essayait désespérément de faire concurrence au grand homme):

" N'envisage pas comme toujours présentes les choses absentes, mais évalue, entre les choses présentes, celles qui sont les plus favorables, et rappelle-toi avec quel zèle tu les rechercherais, si elles n'étaient point présentes. Mais garde-toi en même temps de tellement te complaire aux choses présentes que tu ne t'habitues à les surestimer, de sorte que, si par hasard elles te manquaient, tu en serais bouleversé."

 Une "pensée" que j'ai lue comme une invitation à trouver la sérénité et l'équilibre en soi, et non dans les choses matérielles qui nous entourent, même si elles seules (en ce qui me concerne en tous cas) peuvent concourir à nous mettre sur leur chemin. Reconnaître et se satisfaire de nos richesses quelles qu'elles soient, plutôt que rêver toujours à ce qui n'est ni en notre possession ni en notre pouvoir au moment x, mais veiller à ne pas verser dans l'addiction et la dépendance non plus. Sur cette sublime paraphrase d'une effarante pauvreté, je vous laisse à vos méditations, peut-être cette phrase fera-elle écho à un aspect particulier de votre vie.

D'ailleurs (je ne m'arrête plus), sans avoir accueilli la nouvelle avec de grands sauts de joie, j'ai plutôt pris ce changement annoncé comme une invitation supplémentaire à dépasser mes conceptions et mes attaches, à reconnaître les pièges du confort et des certitudes, contrairement au désespoir et à la crise de panique à laquelle je m'attendais de ma propre part (mais on en reparlera quand j'habiterai en désespoir de cause dans un lieu lugubre, insalubre, sombre et bruyant, il sera toujours temps de tester si le petit Bouddha est bien en moi triple lol; ah oui et aussi il y avait le facteur super pote qui me remonte grave le moral en me disant qu'elle a peut-être un super plan).

Et (promis, c'est la dernière), le fait d'avoir éprouvé tant de reconnaissance au quotidien pour ce lieu ravissant qui a accueilli mon exil (Ö Drââme!), et  qui m'a surtout évité de redéménager tous mes meubles de Paris à Saint-Malo dans des conditions peu propices (sachant qu'il y avait déjà eu déménagement à peine quelques mois avant...), m'a en fait permis d'en profiter pleinement, et je le quitterai j'espère sans regrets, avec la conscience d'en avoir reconnu tous les avantages et d'en avoir joui comme pas deux (sans mauvais jeu de mots :p). Je pense donc qu'être reconnaissant au jour le jour pour ce qu'on a, c'est en reconnaître le caractère éphémère, et c'est s'y préparer paradoxalement. Sur ces dernières paroles au tragique entendu (sur ce sujet s'entend), je vous laisse et vais puiser dans mon sommeil les forces de la sérénité et de l'équilibre (car là va quand même falloir mettre le paquet pour compenser la disparition de mon super appart .

Shuss ! 

vendredi 4 novembre 2016

L'Art de voir les choses

"Lire John Burroughs (1837-1921, Etats-Unis), c'est faire naître en soi un double sentiment - d'espoir et de désespoir : l'espoir d'établir quelque jour une relation équilibrée entre l'homme et la nature ; le désespoir devant la reptation planétaire de la ville-banlieue, qui détruit cette relation au nom de l'économie, de l'emploi, du désenclavement, du niveau de vie, du seuil de pauvreté, du développement, et autres étranges idoles tourbillonnantes."  Joel Cornuault




Extraits:

" Quand je pense aux inconforts que des Américains en parfaite santé sont prêts à endurer plutôt que de faire un mille ou un demi-mille à pied, les invectives qu'ils supportent et encouragent, s'entassant dans un tramway à la moindre chute de température ou au premier flocon de neige, serrés comme des sardines, suspendus à des poignées, se marchant sur les pieds, respirant l'haleine de leurs voisins, écrasant femmes et enfants, farouchement accrochés à leur petit bout de plateforme, prenant des risques et éreintant les chevaux - je pense que n'importe quel vagabond des rues peut se féliciter du rare privilège d'aller à pieds. En effet, une race qui néglige ou méprise ce don sauvage, qui craint le contact avec le sol, qui ne crée pas de sentiers, ne communalise pas la terre comme leur entretien l'exigerait, qui tient le marcheur pour un violeur de propriété, qui ne connaît de route que la grand route, la chaussée fréquentée par les voitures, qui oublie de ménager des tourniquets, des passerelles, qui va jusqu'à ignorer les droits du piéton sur la voie  publique, ne lui laissant d'autre issue que le fossé ou le talus, est en voie de dégénerescence profonde."
Posséder un coeur joyeux est, pour Shakespeare, la principale qualité requise du marcheur.

Flânons, flânons, le long du sentier, 
Et sautons, joyeux, par-dessus la haie.
Coeur joyeux bondit toute la journée
Mais âme maussade est bientôt vannée"

Le corps humain est un coursier qui réclame pour aller loin et libre, un cavalier léger ; et le plus léger des cavaliers est un coeur réjoui. Votre coeur triste, morose, amer ou préoccupé pèse lourd sur la selle ; et la pauvre bête - j'entends : le corps -, s'effondre dès le premier mille. L'objet le plus lourd au monde n'est autre qu'un coeur lourd. La chose la plus encombrante ensuite au marcheur est un coeur qui ne bat pas en parfait accord et sympathie avec le corps, un coeur réticent et de mauvaise grâce. Cavalier et cheval doivent non seulement désirer d'aller dans la même direction, mais le cavalier doit montrer la voie et insuffler sa légèreté et son enthousiasme à sa monture.
D'ou proviennent, nul doute, nos difficultés, et l'une des causes principales de la décadence du noble art dans ce pays,. Nous marchons à contrecoeur. Nous avons perdu l'innocence et la simplicité de coeur qui permettent de se réjouir d'une promenade. Nous avons perdu cet état de grâce qu'implique la capacité de jouir d'une promenade. On ne saurait affirmer que, en tant que peuple, nous soyons aussi absolument triste, morose ou mélancolique, que dénué de cette légèreté et de ce supplément d'instinct animal qui caractérisaient nos ancêtres, et qui découle d'une vie pleine et harmonieuse - un coeur sain dans un corps sain.
Un homme doit investir son être dans des choses ordinaires et à portée de main ; il doit se satisfaire d'un gain régulier et modéré, s'il veut connaître la félicité d'un coeur enjoué et la douceur d'une marche sur la rotondité de la terre. Voici une leçon que l'Américain n'a pas encore apprise - la capacité de prendre plaisir sur un mode mineur. Il attend un bénéfice rapide et extraordinaire. Il voudrait que les lois élémentaires elles-mêmes rapportent à taux d'usure. Il n'a rien à investir dans un promenade ; elle et trop lente, trop bon marché. Nous pourchassons toujours l'étonnant, l'excitant, le lointain, et sommes incapables de reconnaître les grands-routes des dieux quand nous les voyons - signe, toujours, d'une décadence de la foi et de la simplicité de l'homme."

Des ressources qui se trouvent en nous et que nous refusons de voir, alors qu'elles seules peuvent nous combler:
"Quelles profondeurs peut prétendre sonder un homme, ou quelles hauteurs explorer, qui ne se trouvent déjà en lui?"Nous portons en nous, dit Thomas Browne, les merveilles que nous cherchons au dehors"".

Dans "La parfaite lumière", roman japonais d'Eiji Yoshikawa (1892-1962), le héros, jeune ronin du nom de Miyamoto Musashi, cherche la voie du samourai mais se heurte à un mur : comment l'atteindre, ses efforts le ramenant perpétuellement à sa petitesse d'homme? Il mise pour sortir de cette impasse sur une discussion avec un maître zen éclairé, qui l'a déjà aidé des années auparavant, et le guette pour cela des mois entiers dans un petit village qui se trouve, aux dires des villageois, sur le chemin de retour du maître, parti en pélerinage quelques mois plus tôt. Musashi attend tout de cette rencontre... Le prêtre se fait désirer longtemps, puis paraît. Mais contre toute attente, il refuse d'adresser la parole au jeune samourai, ni même de l'écouter!
Extrait du court dialogue qui a lieu entre le jeune samourai et le maître zen lors de leur rencontre:
 "- Si j'abandonne la voie, je sombre dans l'abîme. Pourtant, quand j'essaie de la suivre jusqu'au sommet, je m'aperçois que je ne suis pas digne de cette tâche. Je reste à mi-pente et je ne suis ni l'homme d'épée ni l'être humain que je veux être.
- Voilà qui semble bien résumer la question.
- Vous ne pouvez pas savoir par quel désespoir je suis passé. Que dois-je faire? Dites-le moi! Comment puis-je me libérer de l'inaction et de la confusion qui m'habitent.
- Pourquoi me demander cela à moi? Tu ne dois compter que sur toi-même".
Sur ce, le maître zen refuse obstinément de répondre au désespoir de Musashi, et repousse avec une grande dureté, et même avec colère, les supplications du jeune homme. S'ensuit que Musashi désespéré se met à vivre en mendiant, suivant le maître à distance dans l'espoir que ce dernier changera d'avis, dormant sur le seuil des auberges ou le maître s'arrête, avalant ses restes et vivant lamentablement dans l'espoir vain et fou d'une parole ou d'un enseignement. Enfin, un jour, à bout,  voyant que le maître lui échappe, Musashi, dans une dernière tentative, se jette à ses genoux et le supplie à nouveau. Le maître, sans un mot, froid et impassible, saisit un bâton que le jeune homme s'attend à voir s'abattre sur lui, mais au lieu de cela, le maître trace un cercle autour de lui. Puis, "Sans une explication, il jeta le bâton". Il disparaît ensuite au loin, laissant Musashi en proie à une immense fureur qui le brûle comme un feu, la fureur de l'homme qui se heurte au refus, qui de dépit hait ce qu'il a ardemment désiré et qu'il ne peut avoir, la colère noire et navrée d'un homme qui fait peser sur un autre le poids de sa propre incapacité à s'extraire de la fange ou lui-même s'est enfoui... mais qui se dissipe lorsqu'il entrevoit enfin la signification de ce cercle.
"Un cercle? Qu'est-ce que ça pouvait bien vouloir dire? pensa-t-il, et il laissa courir sa pensée.
Une ligne parfaitement ronde, sans commencement ni fin, sans le moindre détour. Elargie à l'infini, elle deviendrait l'univers. Rétrécie, elle équivaudrait au point infinitésimal dans lequel résidait l'âme de Musashi. L'âme de Musashi était ronde. L'univers était rond. Pas deux. Un. Une seule entité : lui-même et l'univers.
Dans un cliquetis, il tira son sabre et le tendit en diagonale. Son ombre ressemblait au symbole qui désigne le "o". Le cercle universel demeurait le même. De plus, lui-même était inchangé. L'ombre seule était différente.
Seulement une ombre, se dit-il? Elle n'est pas mon vrai moi.
Le mur contre lequel il s'était heurté la tête n'était q'une ombre, celle de son esprit confus."
Et si le maître ne faisait autre chose que de renvoyer Musashi à lui-même? Si ce que recherche Musashi en dehors de lui-même était en réalité en lui, bien enfoui et au chaud dans le tréfonds de son âme et de ses entrailles? Si les réponses que nous cherchons désespérement en dehors sont bien à l'intérieur de nous, alors nous seuls sommes capables, armés de tout notre courage et de toute notre persévérence, d'aller extraire ce matériau précieux, de se l'approprier et le faire remonter à la surface, de le matérialiser dans notre quotidien, afin qu'il nous inspire et nous rende pro actif de notre vie. Et l'immaturité n'est-ce pas justement de se perdre dans les méandres sans fin du monde, et de chercher loisir, plaisir, occupation et de faire peser sur autrui notre manque d'autonomie? Si la maturité était cette fine connaissance de soi qui permet de s'alimenter en toute autonomie? De même que nous avons deux jambes pour marcher, n'aurions-nous pas à disposition tous les éléments intellectuels aptes à nous satisfaire en nous? Nous sommes tous plein de ressources, nous avons tous des passions, des centres d'intérêt que nous refusons de voir ou de reconnaître, car la société de consommation aime à nous laisser croire que le bonheur réside dans l'acquisition d'éléments extérieurs. Tels des conquistadors cupides qu'elle arme d'épées brillantes et coupantes, elle nous charge d'aller conquérir des territoires qui ne sont pas les nôtres, nous faisant miroiter des trésors à n'en plus finir. Cette soif sans fin ( et non pas sans faim haha) qu'elle éveille en nous nous disperse et nous perd dans ce que nous sommes et ce que nous voulons réellement. Prendre la distance avec le monde, se recentrer, se référer à soi et uniquement à soi pour définir ses besoins, ses attentes et ses rêves, c'est ce qu'on appelle l'introspection. Et seule l'introspection, parce qu'elle est singulière, c'est-à-dire particulière à chaque individu, peut nous mener à évaluer nos véritables besoins et nos véritables ressources, et à les faire dialoguer pour trouver un équilibre, une autosuffisance affective et intellectuelle qui nous rendra heureux. John Burroughs nous dit qu'on ne peut pas vivre au-dessus de soi : "En effet, il existe un rapport moral et éthique entre la capacité de concevoir ou de projeter de grandes choses et celle de les incarner ou les réaliser. Nul ne peut rien dire ou faire qui soit supérieur à ce qu'il est. Seules la simplicité et l'intégrité de caractère permettent de pénétrer, par exemple, les mystères de la Création." En nous faisant miroiter le lointain, et en créant l'illusion de son accessibilité pour nous inféoder à son système de valeurs (désir, sensation de besoin, dépendance) pour les exploiter à des fins commerciales, la société de consommation nous détourne de nos richesses intérieures, bien moins rentables à un investisseur extérieur. Qu'est-ce qu'une ombre qu'une projection qui résulte de la rencontre d'une lumière extérieure et d'un corps passif, et qui n'existe que parce qu'extérieure à soi? Musashi a confondu son être et la projection de son être, il s'est désincarné et il ne s'accommode plus de l'ombre monstrueuse qui lui colle à la peau, il dot démêler le vrai de l'illusion, se retrouver. Laissons à Peter Pan le soin de courir après son ombre et d'attraper des chimères.

"(...) plus nous sommes fatigués, plus nous plaçons d'espoir dans les vertus de la médecine".

"L'organisme humain n'obéit-il pas aux saisons, n'est-il pas en sympathie avec elles? N'y a-t'il pas davantages de naissances au printemps et de morts à l'automne? Au printemps, on entre en végétation ; on sent la sève monter en soi, ; on est attiré par une autre forme d'activité ; on fabrique un nouveau bois, qui ne durcira pas avant l'été. Pour ma part, je trouve tout travail littéraire ennuyeux en avril et août ; j'ai envie de suivre d'autres chemins ; l'herbe pousse là on l'on méditait en marchant. A l'approche de l'automne, les idées affluent de nouveau. Mais mes pensées ne sont mûres que bien après les premières gelées. Les bogues ne s'ouvriront pas avant cette date. La pensée de l'homme, je crois, s'élabore dans une sorte de combustion, comme la maturation de fruits et des feuilles ; et il a besoin d'une grande quantité d'oxygène contenu dans l'air."

"Je me suis engagé dans des eaux plus profondes que je n'en avais d'abord l'intention. Je voulais rester plus près du rivage.J'ai connu, dis-je, une vie heureuse. Jeune homme (à 25 ans), j'écrivis un petit poème intitulé "Attente", qui a fait beaucoup de bruit, et qui disait en substance : "Que mon destin s'accomplisse". Ce que ma nature réclame - les amis, les aides, les accomplissements, les occasions - je le rencontrerai quelque part, en son temps. Je reprenais à mon compte la vielle doctrine des affinités électives. Qui est né pour le conflit et la dispute rencontre conflit et dispute ; qui est né pour l'amour et la douceur attire sur lui l'amour et la douceur. La personne suspicieuse et méfiante trouve que le monde n'est qu'un vaste complot ; le méchant, le coeur sec, voient leurs pairs à leur image. Le ton sur lequel nous parlons au monde est celui qu'il emploie avec nous. Qui donne le meilleur reçoit le meilleur. Qui donne à foison récolte à foison. Nous recevons notre dû, tôt ou tard, sous une forme ou une autre. "Ne nous lassons pas de faire le bien", la récompense s'ensuivra sûrement, sinon en biens matériels, du moins en satisfaction intérieure, en grâce de l'esprit, en paix du coeur.
Les meilleures choses de la vie me sont advenues sans que je les aie cherchées, mais non point, je l'espère, sans les avoir méritées. Cela contredirait le principe d'équité que je viens d'illustrer. Un homme ne reçoit pas, à la longue, un salaire qu'il n'a pas gagné.Ce que je veux dire est que la plupart des bonnes choses de ma vie - amitiés, voyages, chances - étaient inattendues. Je n'ai pas le sentiment d'avoir conclu un marché de dupe avec le hasard. Je ne suis pas un homme déçu. Béni soit celui qui espère peu et travaille comme s'il espérait beaucoup. A chaque jour suffit son bonheur. Je me suis investi dans le moment présent, dans ce qui est àportée demain, dans les choses que tous possèdent à part égale. En réglant son coeur sur l'exceptionnel, le lointain - les richesses, la gloire, le pouvoir -, l'on a toute chance d'être déçu ; de perdre son temps à chercher le raccourci qui conduira à ces choses. Il n'existe pas de raccourci.  Il faut payer le prix pour obtenir ce qui a de la valeur, et le prix se paie en travail, en patience, en amour, en sacrifice de soi. Avec l'or du service véritable et non en papier monnaie ou en promesse de paiement."

Du conflit entre créativité et rentabilité, productivité et rendement :

"Je me débrouille pas mal en tant que fermier et arboriculteur. J'aime la terre, j'aime voir pousser et mûrir les récoltes, mais leur commercialisation en espèces sonnantes et trébuchantes m'écrasent l'âme à cause de l'esprit de lutte et de compétition qui imprègnent l'air du marché."

"Je tiens cet engouement pour la richesse, qui a saisi presque toutes les classes aujourd'hui, pour l'un des spectacles les plus lamentables que le monde aie jamais connu. La vieille prière -"Ne m'accorde ni pauvreté ni richesse" - est la seule raisonnable. Notre grande erreur est de supposer que, puisqu'un peu d'argent est une bonne chose, des moyens illimités représentent le bien ultime, et que notre bonheur ira de pair avec l'accroissement de nos possessions. Or tel n'est pas le cas, car la quantité de choses que nous pouvons faire nôtres est limitée. Nous ne pouvons boire l'océan entier, aussi assoiffés que nous soyons. Une gorgée d'eau à la source, voilà tout notre besoin."

Mais finalement, à quoi sert la productivité? Et surtout, à qui??

"Les hommes sont-ils meilleurs?  Plus nobles? La vie a-t-elle gagné en douceur? Voilà les questions qui comptent. La vapeur et l'électricité ont permis d'économiser le temps, de l'annuler presque ; toutefois, ou est le loisir? Plus nous l'économisons, moins nous en jouissons. La hâte de la machine se transmet à l'homme. Nous devançons le vent et la tempête, mais le démon de la hâte court plus vite que nous. Plus loin nous allons, plus il nous éperonne. Ce que nous économisons en temps doit être compensé en espace ; et nous devons couvrir une plus vaste étendue. Le travail de la couturière a été mécanisé, mais là ou elle ne faisait anciennement que dix points, on lui demande aujourd'hui d'en faire dix mille, et il est probablement vrai que la situation actuelle lui est plus pénible que la précédente. Dans les usines de chaussures, de couteaux, de vêtements, dans toutes les usines, hommes et femmes travaillent plus dur, semblent plus démoralisés, souffrent davantage dans leur esprit et dans leur corps, que dans les vieilles conditions de l'industrie. Le fer des machines s'enfonce dans l'âme. L'homme devient un simple outil, un rouage, un un rayon, une courroie, un fuseau. La productivité augmente, mais à quoi cela mène-t-il? Certainement pas à la beauté, à la puissance, au caractère, aux bonnes manières, ni à des hommes et des femmes plus cultivés ; mais surtout à donner richesse et loisir à des gens qui les utilisent pour afficher leur propre inaptitude au loisir et à la richesse."

Petite illustration du phénomène avec le film "les Temps Modernes" de Charlie Chaplin : une scène délirante nous montre l'homme réduit à l'état d'outil, qui perd, au nom du rendement, ce nouveau Dieu, sa dignité et sa valeur humaine:

https://www.youtube.com/watch?v=2oxpml68Fzs


D'ailleurs, après des moments éprouvants à jouer à l'homme-outil, Charlot revient à des sentiers plus champêtres en compagnie de sa dulcinée...

"La très grande majorité des fortunes à notre époque a été accumulée par un moyen comparable au détournement du cours des ruisseaux vers des réserves privées : ce qui a entraîné pour beaucoup de gens un manque d'eau et a conduit nombre de moulins actifs et pacifiques à s'arrêter de tourner. La solution idéale est une égale répartition des richesses. Lorsque vous tentez de distribuer votre fortune monstrueuse, d'ouvrir votre barrage, il y a alors danger, car il est impossible de faire remonter les eaux vers leurs canaux naturels. Il faut créer de nouveaux canaux, et risquer de faire plus de mal que de bien. L'eau ne retourne jamais ou elle aurait dû aller. La richesse est redistribuée dans une certaine mesure, sans enrichir ceux dont elle provient à l'origine. (...) Avez-vous mérité votre fortune ou l'avez-vous extorquée? S'ajoute-t-elle à la richesse du monde ou vient-elle diminuer la richesse des autres? La richesse qui vient récompenser les efforts d'un homme pour servir le travail du monde pour favoriser le bien de tous est la seule qui soit digne."

"Le plein emploi, un paradigme dépassé", une émission animée par :
https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/le-plein-emploi-un-paradigme-depasse
Une émission fort intéressante sur l'absurdité du travail à temps plein dans une société post-industrielle, la revalorisation du temps humain et la place belle à l'activité créative et personnelle, la récompense en salaire de l'effort humain et non de la productivité humaine, la redéfinition du travail dans la société, la juste redistribution des richesses, le faux compromis du capitalisme social.

Une sensation toujours ressentie et jamais expliquée enfin parfaitement formulée:

"Dans le voyage de la vie, il est toujours plus ou moins douloureux de revenir en arrière. Je suppose que cela tient, pour une part, au fait qu'en chaque lieu ou nous avons vécu, nous avons souffert ; et pour l'autre part, au fait que nous éprouvons une répugnance naturelle à revenir sur nos pas. En avant, c'est le mot d'ordre de l'âme."

Et une petite dernière pour la route!!

" Quant à moi, plus le temps passe, plus je suis enclin à réduire mes bagages, à élaguer le superflu. J'aime de plus en plus les choses simples - une petite maison, une hutte dans les bois, une tente au bord de l'eau. La pompe et la splendeur des demeures imposantes, des meubles raffinés, des pièces d'entrée majestueuses, m'oppressent, me trompent. Elles dirigent l'attention vers de fausses valeurs, instaurent de faux critères de beauté ; elles m'éloignent de la nourriture que mon caractère et ma pensée réclament. Un homme a besoin d'un toit solide l'hiver et l'été, d'une bonne cheminée et d'un bon tas de bois l'hiver. Plus ses quatre murs seront ouverts, plus il respirera l'air frais, et plus sa vie sera longue."

Bon, biensûr, on n'est pas mécontente de sa dernière acquisition ( une paire d'escarpins à paillettes aussi adorables qu'inutiles), mais il est vrai qu'à y réfléchir, mon petit thé bien chaud du matin me procure autant de joie si ce n'est plus que ces chaussures coûteuses manifacturées à l'autre bout du monde (bon mon thé aussi remarque :/)...