mercredi 27 septembre 2017

"L'oeil ne se lasse jamais d'un spectacle de splendeur."



"J'ai découvert qu'habiter le silence était une jouvence. J'ai appris deux ou trois choses que bien des gens savent sans recourir à l'enfermement. La virginité du temps est un trésor. Le défilé des heures est plus trépidant que l'abattage des kilomètres. L'oeil ne se lasse jamais d'un spectacle de splendeur. Plus  on connaît les choses plus elles deviennent belles. J'ai rencontré deux chiens, je les ai nourris, un jour ils m'ont sauvé. J'ai parlé aux cèdres, demandé pardon aux ombles et pensé aux miens. J'ai été libre car sans l'autre, la liberté ne connaît plus de limite. J'ai contemplé le poème des montagnes et bu du thé pendant que le lac rosissait. J'ai tué le désir de l'avenir. J'ai respiré l'haleine de la forêt et suivi l'arc de la lune. J'ai peiné dans la neige et oublié la peine au sommet des montagnes. J'ai admiré la vieillesse des arbres, apprivoisé des mésanges, saisi la vanité de tout ce qui n'est pas révérence à la beauté. J'ai jeté un regard sur l'autre rive. J'ai connu des semaines de neige silencieuse. J'ai aimé avoir chaud dans ma hutte pendant que la tempête déchaînait sa rage. J'ai salué le retour du soleil et des canards sauvages. J'ai arraché la chair des poissons et senti la graisse des oeufs d'omble me rafraîchir la gorge. Une femme m'a dit adieu mais des papillons se sont posés sur moi. J'ai vécu les plus belles heures de ma vie jusqu'à la réception d'un message et les plus tristes ensuite. J'ai arrosé la terre de sanglots. Je me suis demandé si on pouvait obtenir la nationalité russe non par le sang mais par les larmes versées. Je me suis couché dans les mousses. J'ai vidé des litres de poison à 40° et j'ai aimé pisser dans la Bouriatie. j'ai appris à m'assoir devant une fenêtre. Je me suis fondu à mon royaume, j'ai senti l'odeur du lichen, mangé l'ail sauvage et croisé des ours. Ma barbe a poussé, le temps l'a dévidée. J'ai quitté le caveau des villes et vécu six mois dans l'église des taïgas. Six mois comme une vie.
Il est bon de savoir que dans une forêt du monde, là-bas, il est une cabane ou quelque chose est possible, situé pas trop loin du bonheur de vivre."

Dans les forêts de Sibérie, Sylvain Tesson.

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